Attirer et fidéliser des talents pour maintenir sa compétitivité : l’équation n’est pas nouvelle au Luxembourg. Mais cette quête de main-d’œuvre se complexifie, année après année, sur fond notamment de crise du logement, de concurrence internationale ou encore d’un véritable essoufflement du modèle transfrontalier. Après la Défense et l’Intelligence Artificielle, la Chambre de Commerce a constitué un nouveau Groupe de Travail (GT) dédié à cette problématique et présidé par Karin Scholtes. Voix reconnue du pays pour son expertise dans le domaine des ressources humaines, elle partage des recommandations concrètes émises pour répondre aux manques de profils qualifiés « et ce, dans quasiment tous les secteurs d’activité. » Entretien.
Il s’inscrit dans la continuité des travaux rendus par un précédent groupe de travail mobilisé lors des dernières élections nationales. En 2023, l’objectif consistait à nourrir le débat public et les partis politiques d’éléments de réflexion sur les besoins du pays en matière de main-d’œuvre qualifiée et hautement qualifiée. Ce premier GT avait émis un certain nombre de recommandations qui ne sont pas restées lettre morte. L’idée d’une sorte de guichet unique au service des talents internationaux et des entreprises souhaitant recruter des talents étrangers avait été recommandée. La Chambre de Commerce travaille maintenant avec le ministère de l’Économie pour la mise en place de ce projet de Talent Desk afin de soutenir l’attraction et l’intégration des talents au Luxembourg. De même, l’adaptation du régime fiscal attractif pour les employés impatriés hautement qualifiés figurait parmi nos recommandations. Il nous paraissait évident de poursuivre sur cette voie car le manque de profils qualifiés demeure d’actualité et ce, dans quasiment tous les secteurs. Selon les projections de l’Inspection Générale de la Sécurité Sociale (IGSS), 335.000 personnes devraient être recrutées d’ici 2040 : 180.000 pour remplacer les départs à la retraite et 155.000 pour pourvoir les postes nouvellement créés. Cette main d’œuvre est impossible à trouver au Luxembourg, pour des raisons démographiques. La composition de notre groupe de travail, où l’on retrouve des représentants de l’industrie, de la santé, de l’ingénierie ou encore de la finance nous a assuré une large représentativité car la guerre des talents est devenue internationale et touche tous les secteurs.

Dans la conduite de nos travaux, nous avons pris le parti de définir le talent comme un profil disposant de compétences difficiles à trouver sur le marché local. Nous ne souhaitions pas nous limiter à une qualification ou à un niveau de diplôme car je le répète, les besoins affectent toutes les branches professionnelles. D’ailleurs à ce sujet, nous avons formulé une recommandation concrète visant à établir une base de données unique pour identifier les carences par secteurs d’activité et par profil de compétences. Le Luxembourg ne dispose pas de cette data source unique or cet outil permettrait de mieux cerner les besoins spécifiques du marché de l’emploi et donc de déployer des mesures ciblées.
Notre pays souffre d’un vrai déficit d’image de marque, il passe encore trop souvent sous les radars à l’étranger. Ce constat est d’autant plus regrettable qu’une part importante de talents se dit ouverte à la mobilité. Des études estiment que 52 % des talents aux États-Unis et 43 % en Europe seraient prêts à déménager pour bénéficier d’une meilleure qualité de vie. Pour l’instant, nous nous privons de ce potentiel de mobilité. Un projet de nation branding pour les talents est actuellement mené par le ministère de l’Économie et nous le saluons. L’ambition est de positionner le Luxembourg comme un Talent Hub international avec la mise en place d’une plateforme mettant en avant les avantages à travailler au Luxembourg. Et ils sont nombreux… De par mon expérience dans les ressources humaines, j’ai accueilli de nombreux talents en provenance de l’étranger qui m’assuraient, à leur arrivée, ne vouloir rester que deux, trois ans maximum au Luxembourg. Nombre d’entre eux sont finalement restés dans le pays… Ils ont été séduits par le cadre de vie, les conditions salariales et notre système social. Le vrai danger aujourd’hui, c’est la baisse de l’attractivité salariale, notamment à cause du coût du logement qui pèse lourdement sur le pouvoir d’achat de ces nouveaux arrivants. Cela place le Luxembourg dans une situation beaucoup plus difficile qu’il y a 10 ou 15 ans.
C’est un projet pilote qui vise à accompagner les conjoints dans leurs recherches d’emploi. Il n’est pas question de se substituer à l’ADEM mais simplement de profiter de l’expertise de la Chambre de Commerce et de ses différentes Houses pour favoriser cette intégration sur le marché de l’emploi dès l’arrivée à Luxembourg d’un couple. L’expatriation est bien souvent le résultat d’une décision familiale. Des initiatives sont menées pour accueillir les nouveaux arrivants par de nombreuses communes ou le ministère de la Famille qui promeut le « vivre ensemble », mais ces initiatives n’incluent pas suffisamment le volet professionnel. Le facteur travail est pourtant l’élément d’intégration par excellence. J’irai même plus loin : nous avons tout intérêt à fidéliser ces nouveaux arrivants au Luxembourg au-delà de la vie active. Car n’oublions pas que de nos jours, un peu plus de la moitié des pensions sont versées à… l’étranger. Pour inverser cette tendance, nous devons aider ces populations à tisser un lien fort avec le pays. L’activité professionnelle favorise aussi les interactions sociales, les amitiés et par conséquent l’ancrage dans un territoire.
Évidemment ! Nous avons besoin des talents internationaux car l’économie nécessite plus de main-d’œuvre que celle disponible sur le territoire local, mais investir dans nos talents, jeunes et moins jeunes d’ailleurs nous tient énormément à cœur. De base, le système éducatif luxembourgeois est bon. Des progrès récents sont même à signaler, comme l’alphabétisation en plusieurs langues et l’ouverture d’écoles internationales qui répondent bien à une économie ouverte et à une population internationale. Mais aujourd’hui, le monde du travail évolue plus rapidement que le monde éducatif, c’est un fait. Il faut développer des compétences à l’école qui répondent aux défis de demain et pas à ceux d’hier et doter les étudiants des compétences intellectuelles et émotionnelles leur permettant de s’adapter à un monde qui évoluera de plus en plus vite. Le digital, et plus précisément l’intelligence artificielle requiert une place plus importante dans le système éducatif. Pour les adultes, nous revendiquons par ailleurs d’orienter davantage d’investissements vers la formation continue, avec une contribution accrue de l’État. Dans ce domaine, le volume d’aides publiques a été réduit de 20 à 15 % il y a quelques années. Dans un monde où l’upskilling et le reskilling seront cruciaux pour maintenir l’employabilité, alléger cette enveloppe de co-financement me paraît totalement illogique.
Il faut s’en inquiéter et réagir maintenant. Les motifs de cette perte d’attractivité sont d’ordre financier et liés à la pénibilité de l’accessibilité au Luxembourg. Le coût élevé du logement pour ceux qui souhaiteraient vivre ici agit également comme un repoussoir. Pour inverser cette tendance, nous recommandons d’augmenter la possibilité pour les frontaliers de télétravailler et de renouer avec nos standards salariaux. Pour cela, il est crucial d’augmenter la productivité, car qui dit rentabilité et profitabilité dit capacité à payer des salaires supérieurs à nos voisins.
Déjà, il faut partir d’un constat : l’intelligence artificielle est une réalité, elle ne va pas disparaître et elle continuera à impacter le monde du travail massivement. Nous avons tout intérêt à nous montrer précurseurs dans son adoption et à ne pas nous laisser distancer par d’autres pays. Le ministère du Travail du Luxembourg prévoit que l’IA fera disparaître 6 % des emplois actuels et en transformera 70 % dans les années à venir. Je pense que ces prévisions sont conservatrices et que cette évolution ira crescendo. Je constate surtout que peu d’entreprises ont développé des stratégies IA cohérentes, qui embarquent tous les niveaux hiérarchiques et toutes les fonctions et qui préparent leurs salariés au monde du travail de demain.
Je ne parlerais pas de « montée en compétences » mais plutôt d’agilité d’adaptation concernant cette catégorie. Ils ne sont pas « digital natives » et ont souvent une préférence pour un apprentissage sur le terrain, en face à face et sur des sujets concrets. Adaptons-nous à leurs besoins car les garder actifs et employables le plus longtemps possible est bénéfique pour tous. Apprendre de nouvelles choses à tout âge « maintient jeune », cela soutient les entreprises en quête de main-d’œuvre qualifiée et soulagera notre système de pensions. « Vis comme si tu devais mourir demain. Apprends comme si tu devais vivre toujours » : cette citation attribuée à Gandhi me semble très pertinente. La mentalité de never stop learning véhiculée par la House of Training devrait être un moteur pour nous tous, salariés comme entrepreneurs.
Comme pour l’IA, cette génération est là et elle est quelque part le produit de notre éducation. Certains s’étonnent qu’ils questionnent tout et qu’ils soient impatients, mais que disons-nous à nos enfants depuis des années ? « Intéresse-toi au monde autour de toi, cultive un sens critique, voyage, choisis un métier qui te passionne, qui a du sens pour toi ». Il faut dialoguer avec ces jeunes pour comprendre leurs aspirations et répondre à ces aspirations sur le moyen et long terme pour pouvoir les guider. Aux jeunes, je conseillerais de parfois prendre le temps d’aller au fond des choses et de (re)développer leur capacité à se concentrer sur un seul sujet à la fois. Ne pas se laisser distraire par tout ce qui passe leur permettra de renforcer leur jugement, et surtout de transformer leurs idées et convictions en projets concrets, durables et impactants.
Non. Il me paraît important que l’on fasse un suivi de ces recommandations, que l’on analyse leurs impacts afin que cela ne reste pas des paroles en l’air.





