Une façade vierge de panneau, aucun signe extérieur ne trahit la présence du locataire des lieux. L’adresse n’est pas frappée du sceau « secret défense » mais sans doute entretient-elle, à dessein, un anonymat légitime. Logée dans un bâtiment aux murs renforcés, la Direction de la défense semble évoluer à « couvert ». Le bureau de Yuriko Backes donne sur le quartier des affaires de la capitale. C’est là que la ministre de la Défense a répondu aux questions de Merkur.
« Même si elle peut nous sembler lointaine, la menace est bien réelle », souffle-t-elle en faisant référence à « la guerre d’agression subie par l’Ukraine depuis trois ans et demi ». Le tableau, ombrageux, se complète de la liste des alliés de la Russie: « L’Iran, la Corée du Nord, la Chine », égrène-t-elle sans ressentir le besoin de s’appesantir. Le message est passé.
Cette situation géopolitique internationale – qualifiée par la ministre de « très volatile, très complexe, ambigüe, incertaine et même… dangereuse » –, constitue le socle du réveil européen en matière de dépenses militaires. Et conduit, aujourd’hui plus que jamais, la classe politique luxembourgeoise à apprécier la Défense non plus comme un budget de contrainte mais comme un enjeu nécessaire, sinon vital, de souveraineté nationale.
La preuve en chiffres : en 2014, le budget de la Défense n’excédait pas les 200 millions d’euros. Onze ans plus tard, ce montant est multiplié par… six. Concrètement, il devrait atteindre 1,182 milliard d’euros d’ici à la fin de l’année 2025. L’investissement ne doit rien au hasard. Il représente 2 % du RNB du Luxembourg, soit le seuil fixé par l’Otan à ses pays membres. Cette barre a été relevée lors du Sommet de l’Otan organisé à La Haye les 24 et 25 juin dernier: les 32 alliés se sont engagés à consacrer 3,5 % de leur richesse nationale aux besoins fondamentaux de défense et 1,5% en matière de sécurité civile d’ici 2035.
RNB et non PIB : l’exception luxembourgeoise
Lors du sommet de l’Otan de Vilnius en 2023, le ministre de la Défense de l’époque, François Bausch, a obtenu un changement de la base de calcul pour l’effort de Défense du Luxembourg. Désormais, celui-ci est mesuré en fonction du revenu national brut (RNB), et non plus du produit intérieur brut (PIB). Un ajustement qui permettrait, selon le Gouvernement, de mieux refléter les spécificités économiques du pays. En 2024, le RNB s’élevait à 57 milliards d’euros, contre 84 milliards pour le PIB.
Aucun régime dérogatoire n’est aujourd’hui toléré. Le mot d’ordre ? L’effort sécuritaire doit être collectif, l’objectif étant « de renforcer nos capacités de dissuasion et de défense. C’est très important car nous savons que nous avons des lacunes ».
Fort de cette manne financière sans précédent, le Luxembourg a défini plusieurs axes d’investissement prioritaires. Sans surprise, une partie de ces crédits seront affectés à des domaines d’expertise du pays, comme l’espace ou la cyberdéfense. Plus inédit, le Grand-Duché va déployer des fonds considérables dans un registre militaire en phase avec la résurgence de conflits armés directs. A ce titre, l’objectif capacitaire de l’Otan de mettre en place un bataillon binational belgo-luxembourgeois de reconnaissance de combat de type médian résonne comme l’une, si ce n’est LA priorité de ces prochaines années. Cette alliance repose notamment sur un ambitieux programme d’acquisition de véhicules de combat : « Un projet de loi a déjà été voté au parlement, rappelle Yuriko Backes. Il prévoit une enveloppe budgétaire de 2,6 milliards d’euros. » Soit le plus gros investissement de l’histoire du Luxembourg en matière de Défense. Cet achat de matériels roulants s’inscrit pleinement dans le programme militaire Scorpion (initiative de l’armée de Terre française visant à moderniser ses capacités de combat, en particulier les combats de contact, ndlr), ce qui rendra ce bataillon binational interopérable avec la France.
Outre la Terre, le Luxembourg déploie également ses ambitions dans les Airs. En 2016, le Luxembourg a contribué, avec les Pays-Bas, au lancement de l’unité multinationale des avions MRTT (Multi-Role Tanker Transport). Cette flotte, à terme composée de 12 aéronefs (neuf actuellement), agit au profit des désormais huit pays membres de l’unité (Allemagne, Belgique, République Tchèque, Luxembourg, Norvège Pays-Bas – au Sommet de La Haye, le Danemark et la Suède ont rejoint le programme de l’Otan et de l’UE). Preuve de son efficience, cet appui aérien permet notamment de sécuriser le flanc Est de la zone Euro-Atlantique depuis le déclenchement de la guerre en Ukraine.
Ensemble avec la Belgique, le Luxembourg opère une flotte d’avions de transport militaire A400M. Cette unité binationale, intégrée au 15e Wing de transport aérien de la Défense belge à Melsbroek, est composé de sept avions belges et d’un avion luxembourgeois. Dans un futur proche, le pays projette encore de se doter de « drones armés et de capacités de défense aérienne et antimissile. »

Au chapitre des infrastructures, les velléités ne manquent pas non plus : hôpital militaire déployable, construction d’un Military Multi-Modal Hub à Sanem, cofinancement du futur état-major du bataillon binational de reconnaissance de combat à Arlon, etc.
Sur un tout autre terrain, réglementaire celui-ci, le gouvernement envisage d’assouplir la législation afin de lever l’interdiction frappant la production d’armement. Pour l’heure, la loi du 2 février 2022 sur les armes et les munitions prohibe ce type d’industrie : « Un comité interministériel s’est saisi du sujet et livrera ses recommandations au Gouvernement », fait savoir Yuriko Backes.
Au-delà des montants et des moyens, cet ensemble de mesures traduit un changement doctrinal profond : hier modeste contributeur, le Luxembourg jouera à l’avenir pleinement son rôle d’acteur dans le domaine de la dissuasion et de la défense collectives. Car « la menace est réelle », à seulement 2.000 km de nos frontières…





