L’histoire d’Osvaldo Costantini illustre à merveille le rêve de toute une génération déracinée, venue dans les années 60 chercher fortune dans l’essor industriel de la Grande Région. Débarqué d’Italie en 1957 avec 1.000 lires en poche, il fonde, quelques années plus tard, une entreprise à son nom et de… renom dans le BTP luxembourgeois. Rencontre avec son héritier, Renato Costantini, un dirigeant qui conjugue tradition familiale et ambition stratégique.
Je vais vous faire une confidence : à son arrivée en France, mon père était analphabète. Ce n’était pas un handicap quand il occupait des postes de manœuvre ou de maçon. Mais pour devenir artisan, il devait passer le brevet de maîtrise. C’est finalement ma mère qui lui a appris à lire dans la cuisine. Par contre, il n’a jamais su écrire. Plus jeune, c’était moi qui lui préparais les chèques : il notait les chiffres et je me chargeais de la partie orthographique. Je retranscrivais des grosses sommes pour l’époque, parfois plusieurs centaines de milliers de francs. Cela m’a marqué.
Vous savez, j’ai été élevé dans la tradition italienne de ces années-là. Ma mère s’occupait de l’éducation des enfants et mon père travaillait. À cette époque, ce n’était pas 8h par jour mais plutôt 10 ou 11h pour engranger des heures supplémentaires. Je n’ai véritablement commencé à passer plus de temps avec lui qu’à compter de l’âge de 12, 13 ans. À partir de là, je passais tous mes mois de juillet sur les chantiers. Chef d’équipe avec deux ouvriers, j’avais pour rôle de… balayer. Et j’en ai balayé des km² de chantier! J’ai également appris à manœuvrer des machines et même à conduire. À 15 ans, je me mettais au volant des camionnettes de l’entreprise.
Bon élève en secondaire, je suis parti en Belgique pour suivre un cursus d’ingénieur. En toute honnêteté, cette expérience s’est transformée en amusement… Mon père disait que je suivais une formation de taxi à Bruxelles : « Il connaît mieux les bistrots de la capitale que les salles de cours », plaisantait-il avec son entourage. Je me suis ensuite intéressé aux sciences politiques, ce qui m’a conduit à m’inscrire à l’École polytechnique de Bruxelles. Mais j’avais l’esprit ailleurs, je voulais rentrer. Le 13 juillet 1986 très précisément, j’informais mon père de ma volonté de travailler pour l’entreprise familiale. Le 14 juillet, à 6h, une camionnette me récupérait à mon domicile. Je me suis retrouvé sur un chantier avec deux employés. Et je suis devenu métreur, mon premier métier: durant des années, j’ai mesuré les chantiers. J’ai commencé à la base et j’ai exploré tous les pans de l’entreprise, sans passe-droit. Contrairement à d’autres « fils de », je roulais dans des petites voitures. C’était la meilleure école. Puis en 1995, j’ai senti que le temps était venu d’inviter mon père à prendre sa retraite. C’était le bon moment pour lui après une si longue carrière d’entrepreneur. Il voulait se limiter à une trentaine, une quarantaine de salariés. De mon côté, j’avais dans l’idée de diversifier nos activités, de mettre un pied dans la promotion immobilière, un secteur qui augurait de belles perspectives de développement.
Je pense que j’ai été le premier europhile convaincu de ce pays ! La promesse d’un grand marché commun, de charges et d’une TVA communes… Tout cela m’a convaincu de déployer nos activités dans les pays voisins. Je ne le regrette pas car nous avons, et nous menons encore de très beaux projets, mais l’Europe, c’est un miroir aux alouettes. On parle du principe de libre-circulation mais même les cigarettes circulent mieux que les biens… Selon moi, le modèle est à revoir car ce marché commun n’est pas à la hauteur de l’espoir qu’il avait suscité.
J’évoquerais nos opérations sur la traversée de Redange-sur-Attert. Nous y avons refait toutes les rues avant de poursuivre dans les autres villages de cette région. Dans les années 90, nous avons également effectué d’importants travaux de voirie à Beckerich sans oublier l’aménagement complet de la route nationale 5 à Rodange. Ce ne sont pas nos réalisations les plus « visibles », mais elles ont amélioré le quotidien des habitants. Et j’en garde aussi une certaine nostalgie pour les rencontres humaines réalisées sur place. Au chapitre des chantiers plus médiatisés, je pourrais en mentionner tellement : le rond-point autoroute d’Esch, Belval où nous œuvrons depuis sa création, les dessertes du tram, le bâtiment Skypark à l’aéroport… Nous avons également refait la BGL, le Parlement européen, presque toutes les stations-service du pays, la tribune du stade Saint-Symphorien du FC Metz, etc.
Le point de bascule remonte à 1999, lorsque mon père est tombé malade. À sa disparition en 2001, j’hérite de… 27 sociétés. Pendant quatre ans, je n’ai pas vu le jour. J’ai finalement commandé un audit qui a révolutionné l’histoire de la société. Ce diagnostic a mis en évidence le fait que… je faisais tout: devis, salaires, contrats, ordres de paiement, etc. Au-delà de 100 employés, la tâche devenait trop lourde pour un seul homme. J’ai cherché à m’entourer et, rapidement, deux, trois entreprises ont manifesté leur intérêt. Seulement je n’étais pas dupe : elles voulaient m’absorber. Ce n’était pas mon envie, je me suis tourné vers mon personnel. J’ai identifié quatre personnes de mon entourage qui sont devenues actionnaires. Par la suite, trois autres jeunes directeurs nous ont rejoints. Cette ouverture du capital s’est réalisée en parfaite intelligence. Pour preuve, toutes ces années, le conseil d’administration du groupe a pris toutes ses décisions à l’unanimité.

Je n’ai pas le sentiment que le pays en soit sorti, de cette crise. Maintenant, il faut distinguer deux choses: le marché public fonctionne à un bon rythme. Le Luxembourg a besoin de financer de grands projets structurels. Par contre, la construction dans le secteur privé souffre toujours autant. On pointe trop facilement du doigt les promoteurs mais nombre d’entre eux ont consenti des baisses importantes du prix de leurs terrains, allant même jusqu’à 50 % pour certains d’entre eux. Ce qui freine la reprise du secteur, ce sont les conditions bancaires: l’accès aux crédits devient inabordable. Il faut assouplir leur octroi. Autre mesure qui me paraît importante : un soutien des pouvoirs publics avec des incitatifs financiers. Je me souviens que lorsque j’ai emprunté pour ma première maison en 1986, l’État finançait 1% du taux d’intérêt pour les couples mariés et 1 % supplémentaire pour ceux qui avaient des enfants. L’époque n’est pas la même mais des mesures peuvent et doivent être prises.
Je pense que 1.000 salariés et 250 M€ de CA constitueraient un bon plafond de verre. Nous avons une très bonne maîtrise des chiffres, on a construit une entreprise solide, les résultats financiers le démontrent. Le niveau critique est atteint pour le Luxembourg.
Comme il me l’a souvent répété avec affection de son vivant, il me dirait que je suis fou ! Mon père n’a jamais voulu aller au-delà d’un certain seuil de salariés. Il voulait garder le contrôle ; déléguer n’était pas dans sa nature ni dans celle de beaucoup d’entrepreneurs de sa génération.









