Le mal gagne du terrain et préoccupe le monde entrepreneurial. En 2023, le coût de l’absentéisme au travail culminait à 1,2 milliard d’euros. De quoi impacter la productivité, la compétitivité et, en bout de chaîne, la rentabilité des entreprises. Les employeurs réclament des mesures concrètes pour juguler ce phénomène décrit comme un véritable « fléau » par l’Union des Entreprises Luxembourgeoises (UEL).
Aborder le sujet sensible de l’absentéisme au travail requiert une infinie précaution. S’en tenir à l’examen des chiffres apparaît comme la voie la plus sûre pour introduire et dépassionner le débat. Car sur ce point, le constat ne souffre d’aucune contestation : une vague d’arrêts maladie déferle sur le Luxembourg ces dernières années.
Le diagnostic
Une véritable épidémie. Dans son dernier rapport rendu publique en 2024, l’Inspection générale de la sécurité sociale (IGSS) pointait un taux d’absentéisme de 5,2 % sur l’année 2022. Un an plus tôt, cet indicateur clé – qui désigne le pourcentage d’absences rapporté au nombre de jours travaillés – s’établissait à 4,4 %. L’IGSS, qui radiographie ces données depuis 2006, n’avait jamais constaté une telle hémorragie. Un record, donc. A titre de comparaison, en n’excédant pas les 3,9 %, le taux d’absentéisme évoluait dans ses standards habituels sur la période 2013-2019. Conclusion froide et (volontairement) désincarnée : il y a bien un avant et un après Covid-19.
La facture induite par cette accélération brutale des jours de défection au travail s’avère colossale. Après avoir franchi la barre symbolique du milliard d’euros en 2022, le coût de l’absentéisme se creuse encore : il culmine à 1,2 milliard d’euros en 2023, « et ce pour son seul coût direct en matière de continuation des salaires », déplore l’Union des Entreprises Luxembourgeoises (UEL) dans une prise de position récente. L’organisation patronale n’occulte pas les nombreuses dépenses « annexes » enfantées par cette banalisation des arrêts maladie comme « le coût de remplacement du personnel, (les) coûts de gestion, (les) pénalités de retards… » Et s’interroge : « Pourquoi (l’absentéisme) a-t-il cru de 18 % dans son ensemble entre 2019 et 2023 (avec des premières indications montrant une nouvelle hausse supplémentaire tangible en 2024) ? »
Servir une réponse générale, toute faite aux causes de cette pathologie semble hasardeux. A défaut, l’UEL a mené sa propre enquête dans les entreprises en 2024 afin d’affiner le diagnostic. Cette concertation, menée en ligne et sur la base du volontariat, amène également son lot de questions : « Pourquoi l’absentéisme est-il trois fois plus élevé le lundi et deux fois plus élevé le vendredi que les autres jours de la semaine ? Pourquoi augmente-t-il avec la taille des entreprises ? »
Enfin, une dernière donnée instructive leste le rapport précédemment cité de l’Inspection générale de la sécurité sociale (IGSS). Elle relève, en 2022, un absentéisme plus prononcé chez les frontaliers (5,6 %) que chez les résidents (4,8 %).
Les remèdes
L’UEL ne réduit pas son intervention au seul constat. Elle souhaite également partager ses préconisations. Et le moment paraît idéal. Le 24 février 2025, le ministère de la Santé et de la Sécurité sociale a constitué un groupe de travail dédié au sujet. A la lecture de sa prise de position postée le 19 février sur son site internet, l’UEL souhaiterait que ce groupe pluridisciplinaire – composé entre autres de membres de ministères, de l’IGSS ou encore de la Caisse nationale de santé (CNS) – se penche sur les arrêts maladie de courte durée « et surtout leur démultiplication qui désorganisent le plus nos entreprises, qui les mettent quotidiennement devant des défis insurmontables et qui perturbent les autres équipes en place en entreprise ». De son point de vue, la lutte contre l’absentéisme passera par « des contrôles médicaux effectués à plus grande échelle et de manière plus fréquente dans le cadre des arrêts plus courts et répétés ». En ce sens, l’UEL plaide pour un renforcement structurel du Contrôle médical de la sécurité sociale (CMSS) afin de lui « permettre d’adapter le nombre de médecins-conseils parallèlement à l’évolution des certificats d’incapacité de travail. »
D’autres pistes sont encore évoquées : citons notamment « un contrôle et in fine la sanction des comportements de prescription anormaux dans le chef des médecins-prescripteurs à commencer par les fameux automates à arrêts de maladie », « une collaboration plus efficace avec les autorités de santé des pays limitrophes », « la suppression des majorations de salaires pour les salariés en incapacité de travail », etc.
Outre l’UEL, la Fédération des Industriels Luxembourgeois (FEDIL) a régulièrement pris position pour dénoncer le poids de l’absentéisme. L’année dernière, elle formulait des recommandations concrètes prévoyant, elles aussi, davantage de contrôles administratifs réalisés au domicile des salariés absents. La FEDIL militait encore pour l’instauration d’un jour de carence, réduisant donc d’un jour l’indemnisation versée aux employés. Une méthode déjà en cours dans de nombreux pays européens, cette carence pouvant même, sous certaines conditions, s’étendre sur trois jours en France.
En somme, à quelques nuances près, le monde patronal parle d’une même voix et préconise des remèdes voisins. Reste maintenant à savoir quel levier sera actionné par les pouvoirs publics pour engager un mouvement de reflux de cette épidémie d’absentéisme.
3 questions à Marc Wagener, directeur de l'UEL
Que vous inspire la conclusion de votre enquête sur l’absentéisme menée dans les entreprises en 2024 ?
Pour en revenir au point de départ, il nous semblait nécessaire de dépasser ce ressenti suggérant un absentéisme en forte hausse. Cette impression s’est accentuée depuis la pandémie de Covid, période durant laquelle le discours général était : « De grâce, restez à la maison ». Notre enquête, réalisée auprès d’un échantillon représentatif de 900 entreprises, confirme une augmentation préoccupante et continue de l’absentéisme. Il en ressort notamment qu’un quart des absences semblent injustifiées, qu’il existe une certaine concentration des arrêts maladie les lundis et vendredis, et que, sans vouloir porter de jugement de valeur, l’absentéisme semble plus marqué chez les travailleurs frontaliers. Cette enquête met également en lumière la multiplication des arrêts sur une courte période. Leur caractère imprévisible se révèle très déstabilisant pour les organisations. Parmi les 900 entreprises sondées, une forte majorité se déclarent impuissantes face à la gestion de ces jours d’absence imprévus. Nous les avons interrogées sur les facteurs explicatifs de ces absences, notamment celles qu’elles soupçonnent d’être abusives. Elles évoquent un manque d’engagement des salariés, se traduisant par une identification moins forte à l’entreprise, des facteurs psychosociaux, ainsi que des facteurs logistiques, comme les difficultés de transport pour rejoindre le lieu de travail.
Qu’attendez-vous, concrètement et en priorité, du groupe de travail constitué par le ministère de la Santé et de la Sécurité sociale ?
La première priorité est d’objectiver l’absentéisme et de prendre conscience que oui, il existe un problème. La mise en place de ce groupe de travail représente, en ce sens, une avancée. Un effort doit ensuite être consacré notamment à l’absentéisme de courte durée. Il est nécessaire de réallouer des ressources pour renforcer les contrôles des salariés accumulant des arrêts courts (par exemple deux jours). Une autre mesure de contrôle est requise au niveau des prescripteurs. Les généralistes qui se situent bien au-dessus de la médiane des prescriptions devraient pouvoir être convoqués par la commission de surveillance et s’expliquer. En parallèle de ces deux actions, on pourrait envisager de suspendre le paiement des compléments de salaire en cas d’absence et discuter de façon générale des modalité de participation des assurés au coût de l’absentéisme. Petite précision : notre volonté n’est pas de lancer une chasse aux sorcières. Je pars du principe que l’écrasante majorité des personnes malades le sont pour des raisons légitimes. Cependant, il est indéniable qu’une zone grise persiste autour de l’absentéisme, notamment illustrée par cette statistique : entre 10 % et 14 % des personnes en arrêt, vues par le Contrôle médical de la sécurité sociale, sont finalement déclarées capables de travailler.
Certains pointent le management comme facteur aggravant de l’absentéisme. Selon vous, les entreprises seraient-elles inspirées de faire leur auto-critique ?
Charité bien ordonnée commence par soi-même… Comme pour les médecins, les managers et les salariés, la majorité des employeurs est de bonne foi. Cependant, cela ne signifie pas qu’il n’existe pas, dans certains cas, des comportements problématiques. Lorsqu’une entreprise enregistre un taux d’absentéisme cinq à six fois supérieur à la moyenne de son secteur, cela devrait l’inciter à se remettre en question. Le but d’une entreprise est de produire une valeur qui puisse être vendue sur un marché ; mais cela se fait avec des hommes et des femmes. Si vous négligez cette dimension humaine, il sera difficile d’attirer des talents, et encore plus de les retenir. Personnellement, je suis convaincu que des salariés qui se sentent bien travaillent mieux. Ce lien est tellement évident. Dans un environnement de travail exigeant mais sécurisant, ils seront davantage disposés à se surpasser.