Le 16 décembre 2025, deux signaux européens se croisent : entrée en vigueur de la directive relative à la surveillance et à la résilience des sols, et présentation du Plan pour le logement abordable (Affordable Housing Plan). À première vue, l’un appelle à garder le contrôle et surveiller l’état de santé de nos sols, l’autre à accélérer la construction. Le paradoxe est réel : comment bâtir davantage sans dégrader durablement, risquer de contaminer, et consommer toujours plus de terres ? Mais la bonne question, pour un pays comme le Luxembourg, n’est peut‑être pas « peut‑on faire les deux ? », mais plutôt « comment les faire ensemble, intelligemment, et à quel rythme ? ».
Si le logement est une urgence sociale, les sols constituent une infrastructure naturelle silencieuse, indispensable à la sécurité alimentaire, au stockage du carbone et à la résilience climatique. La nouvelle directive sur la surveillance et la résilience des sols a été publiée au Journal officiel de l’Union européenne le 26 novembre 2025. Elle fixe un cadre commun de monitoring, des principes liés à la résilience des sols et de gestion des sites contaminés, avec une transposition sous trois ans. Elle codifie une liste harmonisée de descripteurs de la santé des sols, c’est‑à‑dire des paramètres physiques, chimiques et biologiques permettant d’évaluer leur état, tels que la teneur en carbone organique, la densité apparente, la conductivité hydraulique, le pH ou encore la présence de contaminants (PFAS, pesticides…). Ces indicateurs, mesurés sur des points d’échantillonnage représentatifs, serviront à établir un diagnostic commun et à suivre l’évolution des sols dans le temps. Elle impose aussi un inventaire des sites potentiellement contaminés et un registre public. Son cœur est la mesure, la comparabilité, et la gestion des risques, avec un objectif de sols sains à l’horizon 2050.
Le Luxembourg n’a pas endigué la crise du logement : est‑ce le moment de rajouter des contraintes ?
Dressons à nouveau le décor luxembourgeois : une production annuelle d’environ 3.500 logements pour des besoins estimés entre 6.000 et 7.500, des prix qui ont progressé de plus de 170% depuis le début des années 2000 et des ménages dont la part du revenu consacrée au logement (taux d’effort) ne cesse d’augmenter. Dans ce contexte, promoteurs et entreprises de construction pointent un faisceau de freins : obtention de permis de construire longue et imprévisible, « gold‑plating » local des normes[1] notamment environnementales, et surcoûts liés à la cherté des matériaux de construction. À Bruxelles, et alors que presque partout en Europe la construction patine, ces constats ont été entendus : le 2 décembre 2025, l’exécutif européen a réuni l’ensemble de la chaîne de valeur du bâtiment. Deux irritants majeurs ont émergé : la fragmentation du marché intérieur des services de construction et la lourdeur des règles d’autorisation, avec un paquet de solutions convergentes : simplifier et accélérer les permis, digitaliser les procédures, faciliter la montée en puissance de la construction modulaire et circulaire. L’objectif est clair : alimenter une Stratégie européenne pour la construction de logements, qui combine productivité et innovation sans sacrifier la sécurité et la durabilité[2].
Si l’on veut que la construction reparte coûte que coûte, faut‑il craindre que la directive sur la surveillance et la résilience des sols rigidifie davantage le système ? Ici, une précision juridique s’impose : le texte ne bloque pas les permis, n’impose pas de « compensation » écologique à chaque projet urbanisant, n’érige pas de limite d’artificialisation au niveau national, et laisse aux États la latitude d’établir des valeurs cibles durables et des seuils opérationnels pour déclencher des mesures de remédiation des sols quand les indicateurs basculent dans le rouge. En clair : un cadre qui observe, alerte et oriente, plus qu’il ne verrouille.
Pas de « ZAN » européen et un cadre plutôt bien anticipé
La crainte d’une norme « Zéro Artificialisation Nette » (ZAN) imposée à l’échelle de l’UE ne se matérialise pas. La réticence historique de certains États, qui a fait échoué l’adoption du premier projet de directive sur les sols en 2014, est toujours vive à l’heure actuelle : du fait des différentes rondes de négociations, la formulation est passée d’un objectif de réduction contrainte de l’artificialisation à une atténuation de l’impact de l’imperméabilisation (soil sealing) et de l’enlèvement des sols (soil removal), par la sensibilisation des propriétaires fonciers et gestionnaires de terres, mais « sans porter atteinte à l’autonomie des États membres en matière d’aménagement du territoire ». Les dispositions restent vagues, et aucun seuil chiffré n’est en vue pour les États.
La directive européenne, telle qu’adoptée, n’ajoute pas un carcan supplémentaire ; elle établit surtout une méthode commune de surveillance et de transparence.
À l’inverse, la loi Climat et résilience française a introduit un objectif juridiquement contraignant de division par deux de l’artificialisation d’ici à 2031, suivie d’un objectif ZAN en 2050 – « l’artificialisation » étant la conversion pérenne de sols naturels, agricoles ou forestiers en surfaces urbanisées ou imperméabilisées. Au Luxembourg, le PDAT (Plan directeur de l’aménagement du territoire) retient d’ailleurs une trajectoire interne : alors que le pays peine à infléchir la tendance actuelle de 0,50 hectare artificialisé chaque jour (l’équivalent de 240 terrains de football par an, dont la moitié serait imperméabilisée), il devrait atteindre 0,25 ha/jour à l’horizon 2035 et tendre vers zéro dès 2050. Autrement dit, la directive européenne, telle qu’adoptée, n’ajoute pas un carcan supplémentaire ; elle établit surtout une méthode commune de surveillance et de transparence. Et sur ce point, le Luxembourg n’est pas en terrain vierge. Le projet de loi sur la protection des sols et la gestion des sites pollués, en attente depuis 2023 et prêt à être réactivé, intègre déjà plusieurs dispositions clés de la directive, comme un registre public des sites contaminés ou une liste des activités potentiellement contaminantes.
Cette distinction est essentielle pour les acteurs : à court et moyen termes, le texte n’a pas d’impact direct sur les capacités à construire. Il impose surtout un travail de fond à l’État — le premier rapport luxembourgeois à la Commission est attendu en 2031, et les États devront, d’ici dix ans, avoir identifié et traité les sites présentant un risque « inacceptable » pour la santé humaine ou l’environnement.
Grande Région : un amortisseur qui pourrait se tendre
Reste une vulnérabilité structurelle que le Luxembourg doit anticiper. Une part significative de la main‑d’œuvre se loge en France, en Belgique ou en Allemagne. Tant que les pays voisins pouvaient absorber l’urbanisation, l’« externalisation » fonctionnait comme un tampon. Mais la directive s’applique partout : si les règles resserrent les marges chez nos voisins, la capacité d’accueil transfrontalière peut diminuer. On se retrouverait alors avec un choc de demande rapatrié sur le marché luxembourgeois, une pression à la hausse sur les prix et des tensions sur la cohésion sociale. Autrement dit : le Luxembourg ne peut pas compter indéfiniment sur la Grande Région pour compenser ses propres retards d’offre. L’anticipation passe par une capacité d’accueil domestique accrue, et par une construction compacte proche des emplois et des principaux hubs de mobilité durable. Le PDAT entend orienter les acteurs sur ce terrain, autour des deux objectifs phares que sont la concentration du développement aux endroits les plus appropriés et la réduction progressive de l’artificialisation du sol.
Sols préservés : transformons la contrainte en stratégie
Une étude récente publiée dans le cadre de la Présidence belge du Conseil de l’Union européenne [3]— qui, au premier semestre 2024, avait fait de la gestion économe des terres et de la maîtrise de l’étalement urbain un axe central des travaux entre États membres — apporte un éclairage utile pour le Luxembourg. Elle montre que, dans les pays où l’on restreint fortement l’ouverture de nouveaux terrains à l’urbanisation sans développer en parallèle des politiques volontaristes d’accessibilité financière, les tensions sur les prix du logement s’intensifient mécaniquement : la demande se reporte sur une offre rare, les valeurs foncières s’envolent, et les ménages les plus vulnérables sont les premiers affectés. Autrement dit, réduire la disponibilité foncière sans politique sociale du logement, c’est créer les conditions d’un accroissement des inégalités.
Construire plus avec moins de foncier devient la condition pour respecter les engagements climato‑écologiques tout en soulageant la crise du logement.
Dans ce contexte, la question n’est donc pas de relâcher les objectifs environnementaux, mais de veiller à ce que les politiques du logement suivent la même intensité : la réponse n’est pas d’opposer : c’est de synchroniser. Les dernières recommandations du Conseil de l’Union européenne à la Commission pour finaliser le Plan européen pour le logement abordable insistent sur trois priorités : financer suffisamment la construction et la rénovation de logements abordables et durables, augmenter l’offre en réduisant les lourdeurs administratives et en mobilisant le bâti existant par la reconversion, et simplifier la planification et les permis tout en maintenant des standards élevés de sécurité et de protection écologique[4]. Autrement dit, la question n’est pas seulement quantitative : il s’agit d’accélérer la production sans sacrifier la durabilité. Le Luxembourg doit continuer à afficher des budgets ambitieux en matière de logement abordable, et surtout assurer que leur déploiement soit efficace. Il doit aussi décupler sa force de frappe en mobilisant les acteurs privés et leur savoir-faire, sans qui l’offre restera en dessous des niveaux attendus.
Cette logique rejoint un autre impératif européen : le règlement sur la restauration de la nature impose de restaurer 20% des terres et des mers d’ici 2030, puis tous les écosystèmes dégradés d’ici 2050. La conséquence est claire : construire plus avec moins de foncier devient la condition pour respecter les engagements climato‑écologiques tout en soulageant la crise du logement. Cela suppose des logements adaptés à la démographie réelle, l’industrialisation du modulaire pour gagner en productivité, et la priorité donnée aux friches et aux trois centres de développement et d’attraction pour limiter la pression sur les routes et les émissions de GES. Ce narratif se veut cohérent économiquement (coûts maîtrisés, délais raccourcis), socialement (offre adaptée aux besoins des ménages et leur pouvoir d’achat), et écologiquement (moins d’imperméabilisation, plus de restauration).
Metzeschmelz, une reconversion qui fait école

Le meilleur moyen de dépasser le paradoxe est d’agir. La reconversion de la friche industrielle de Metzeschmelz entre Esch‑sur‑Alzette et Schifflange illustre précisément la stratégie à suivre : 63 hectares d’anciens terrains sidérurgiques transformés en quartier mixte – logements (dont 30% abordables), écoles, commerces – avec des hubs de mobilité pour réduire la dépendance à la voiture, une économie circulaire des ressources (énergie solaire, réutilisation des eaux), des espaces publics pensés comme des forêts urbaines, et une mise en valeur du patrimoine industriel. L’ambition affichée est d’y accueillir entre 8.000 et 10.000 habitants, en minimisant la consommation de nouveaux sols. Ce type de projets constitue le cap que la directive ne peut imposer, mais qui prouve qu’un choc d’offre peut être articulé conjointement avec un travail ambitieux autour de la diminution de l’empreinte sur les sols, sans perdre de vue l’objectif de neutralité carbone.
[1] Cette expression fait référence à la dérogation au principe « toute la directive, rien que la directive », c’est-à-dire la surrèglementation, en ce que les lois nationales vont délibérément au-delà des exigences du législateur européen.
[2] C’est autour de Stéphane Séjourné, vice-président exécutif chargé de la prospérité et de la stratégie industrielle que se sont rassemblés constructeurs, développeurs, fédérations et représentants de PME. La Stratégie européenne pour la construction de logements (European Strategy for Housing Construction) a été adoptée le 16 décembre 2025, au sein du paquet de mesures du Plan pour le Logement Abordable.
[3] Jean-Marie Halleux et al. Quelles actions possibles pour concilier le « zéro artificialisation nette » (ZAN) et l’accessibilité financière du logement ? (2025)
[4] Présidence danoise du Conseil de l’Union européenne. Les pays de l’UE soutiennent un plan visant à rendre le logement plus abordable. (2025)






