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Enrico Letta : «Si on ne prend aucun risque, on décline»
The economy

4 minute(s)

20 June 2025

Enrico Letta : «Si on ne prend aucun risque, on décline»

Portrait d'Enrico Letta , président de l'Institut Jacques Delors

Enrico Letta a été ministre puis président du Conseil des ministres d’Italie (2013-2014). Président de l’institut Jacques-Delors, il est l’auteur du rapport « Much more than a market », publié en avril 2024 à la demande des institutions européennes. (crédit : Orators)

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Auteur Anthony Villeneuve / Affaires économiques, Chambre de Commerce

Enrico Letta sera présent au Luxembourg le 16 septembre prochain à l’occasion de la première édition de l’événement « It’s the economy, stupid ! »1, organisé par la Chambre de Commerce. Un an après la publication de son rapport « Much more than a market », l’ancien président du Conseil des ministres d’Italie et président de la fondation Jacques-Delors est une voix qui compte en Europe. Il nous livre en avant-première son analyse sur la situation économique et politique de l’Europe. Un avant-goût de l’intervention qu’il fera le 16 septembre.

 

 

Cela fait maintenant un an que vous avez publié le rapport Much more than a market. Avez-vous l'impression qu'en une année, les Européens ont pris conscience de la nécessité de faire progresser le marché unique, l'instrument qui présente le meilleur potentiel en termes de gain de compétitivité pour l’Europe ?

La prise de conscience a commencé à germer à la publication du rapport, mais a véritablement progressé depuis l’arrivée de Donald Trump à la Maison Blanche, c’est une évidence. Nous, les Européens, avons toujours besoin d’être mis sous pression pour faire avancer les choses et progresser. Et cette pression, elle est très forte depuis que la nouvelle administration américaine est en place.
Les trois principaux actes posés par la nouvelle Commission touchent tous le marché intérieur : la boussole de la compétitivité qui a en son centre l’intégration du marché intérieur, le plan sur l’union de l’épargne et des investissements, et le plan sur la stratégie pour le marché unique. Si à cela vous ajoutez le plan Rearm Europe sur la défense qui a évidemment un lien fort avec le marché unique de l’industrie de la défense que je propose, je pense que l’on peut dire que le rapport produit déjà des effets. J’observe avec satisfaction que le marché intérieur est au cœur des préoccupations du début de cette législature, ce qui n’avait pas été le cas en 2014 ou 2019. Maintenant, il faut que les actes suivent.

« L’investissement privé est le principal moteur de l’innovation. »

[ Enrico Letta ]

À l’occasion de votre participation à l’événement « It’s the economy, stupid ! » à Luxembourg le 16 septembre, vous ferez une intervention sur la transition technologique. Vous prônez l’instauration de cette fameuse cinquième liberté qui concernerait la recherche, l’innovation, les données et les compétences. Selon vous, cette liberté est nécessaire pour renforcer la capacité de l'Europe à innover. Alors que l’Europe accuse un immense retard technologique sur les États-Unis et sur la Chine en matière d’innovation, n’est-ce pas trop tard ?

Ce dont je suis certain, c’est qu’il faut aller vite. Il y a trois priorités.  La priorité absolue, c’est d’avoir un système d’enseignement supérieur beaucoup plus intégré. Aujourd’hui, nous n’avons même pas de diplôme européen d’enseignement supérieur. On a besoin de mettre en place des systèmes de reconnaissance beaucoup plus fluides. Nous devons également mettre en place une organisation beaucoup plus intégrée de notre système de recherche, en particulier dans des secteurs à fort potentiel technologique comme l’espace, qui occupe une place importante dans mon rapport. La deuxième priorité, c’est l’investissement. Il nous faut accélérer, vite et fort. Et quand je dis qu’il faut pousser l’investissement, je ne me limite pas à l’investissement public. Dans l’innovation, l’investissement privé est décisif et fondamental. Dans mon rapport, je cherche à démontrer combien l’union de l’épargne et de l’investissement peut soutenir l’innovation, à travers toute une série de mécanismes. C’est la clé qui explique le succès des États-Unis. Il y a 12 ans, pour 1 euro d’argent public investi dans la recherche et le développement aux États-Unis, il y avait 1 euro d’argent privé investi. Aujourd’hui, c’est 4 euros d’argent privé pour 1 euro d’argent public. C’est donc l’investissement privé qui a été le principal moteur de la vague d’innovation qui a émergé aux États-Unis au cours des dernières années. C’est la raison pour laquelle ils ont acquis un tel leadership dans l’intelligence artificielle ou dans l’espace. Par le passé, on pensait que l’argent public était le principal moteur de l’innovation. Ce n’est plus le cas.

Une partie de cet argent vient de l’épargne des Européens…

Absolument. D’où l’importance de créer cette union de l’épargne et de l’investissement dont l’objectif sera de transformer cette épargne en investissement sur le sol européen, en particulier dans la recherche et le développement. Le troisième point que je voulais évoquer est culturel. Il relève du comportement de l’écosystème. Il s’agit d’éliminer cette aversion au risque qui est traditionnellement très importante en Europe. Depuis la crise financière, elle est entrée jusque dans les entrailles de notre système. Il faut l’éliminer et savoir prendre des risques, miser sur des technologies prometteuses. C’est indispensable. Si on ne prend aucun risque, on décline.

Le 16 septembre, nous évoquerons aussi les enjeux liés à la transition démographique avec notamment les problématiques liées au financement du système des pensions. Vous parliez de la capacité des États-Unis à mobiliser des fonds privés pour financer l’innovation. Mais cet argent vient en grande partie des fonds de pensions, qui oxygènent l'économie américaine. En Europe, nous sommes très attachés à nos systèmes de retraites par répartition. Mais la recherche d’un meilleur compromis entre un système par répartition et la prise de risque à travers une capitalisation, qui permettrait de faire fructifier cet argent tout en finançant l'innovation dans l'économie, n’est-elle pas souhaitable ?

C’est absolument souhaitable en effet. J’ai toujours été un partisan des fonds de retraite. En Europe, le fait qu’un nombre trop limité de pays – et surtout aucun grand pays – ait une tradition de fonds de retraite est un sujet majeur et un énorme problème pour l’avenir. Je participais il y a peu à un événement avec l’ancien gouverneur de la Banque de France, Christian Noyer, qui présentait des chiffres intéressants. Il démontrait que si la France avait monté un fonds de retraite dans les années 80, aujourd’hui, les retraites françaises seraient deux fois plus élevées. Et les bénéfices qu’aurait pu en tirer l’économie auraient été énormes. Tout cela illustre assez bien le problème que nous avons. L’épargnant européen préfère laisser son argent sur un compte bancaire qui ne lui rapporte rien plutôt que de prendre des risques. Dans le même temps, les entrepreneurs sont contraints de se financer avec des prêts bancaires plutôt qu’avec des investisseurs financiers. Et je pense que c’est un problème majeur.

«Le Luxembourg peut jouer un rôle majeur.»

[ Enrico Letta ]

Dans votre livre, Des idées nouvelles pour l’Europe, vous dites que l’Europe a beaucoup perdu sur le plan financier avec le Brexit, Londres étant jusqu’alors la principale place financière de l’Union européenne. Au moment où vous appelez à la création de l’union de l’épargne et de l’investissement, quel rôle la Place financière luxembourgeoise peut-elle jouer ?

Très sincèrement, je crois que le Luxembourg peut jouer un rôle majeur. Bien plus important que le rôle que le pays aurait pu jouer sans le Brexit. Ceci pour une raison très simple : l’union des marchés des capitaux avait été conçue comme une opération à la fois financière et politique. La partie politique de cette opération visait à créer une seule capitale financière européenne. Nous aurions alors tout concentré à Londres parce que c’était le gage que donnait l’Union européenne au Royaume-Uni dans cette opération. En 2014, cela avait été décidé pour convaincre les Britanniques de ne pas sortir de l’Union européenne. L’idée était donc de faire de Londres une des capitales européennes. Comme Bruxelles est la capitale politique, Strasbourg la capitale démocratique, Luxembourg le siège de la Cour de justice et de la Banque européenne d’investissements, Francfort la capitale bancaire avec la Banque centrale européenne, Londres aurait été la capitale européenne pour la finance privée. Le Brexit a évidemment été un coup dur. L’union des marchés des capitaux n’a pas pu aboutir complètement à cause de ce revers. Aujourd’hui, l’union de l’épargne et des investissements est relancée parce qu’il y a une transition technologique à financer et que le monde a beaucoup changé en dix ans. Et elle s’organise non pas avec une capitale financière unique, comme cela aurait été le cas avec Londres, mais en pluricapitales. Et Luxembourg peut être une de ces capitales et jouer un rôle énorme au niveau européen. Cette dynamique représente donc une grande opportunité pour le Luxembourg.

« Monsieur le Général de Gaulle, nous vous devons des excuses. »

Vous défendez aussi l’idée d’un marché commun pour l’industrie de la sécurité et de la défense. Vous l’avez dit, le plan Rearm Europe constitue une avancée. Il a pourtant fallu attendre que l’Europe soit dos au mur, avec la guerre à ses portes, pour avancer sur ce sujet et faire de l’autonomie stratégique et de la souveraineté en matière de défense un objectif…

C’est triste de le dire comme ça, mais c’est exactement la réalité. Je vais vous raconter une anecdote.  Je suis en train de faire un tour d’Europe pour participer à des débats et faire des présentations du rapport dans les différentes capitales. Au cours des dernières semaines, je suis allé deux fois à Copenhague, en vue de la présidence danoise.  Lorsque j’ai présenté mon rapport devant le Parlement danois, au moment d’évoquer les questions de défense, un parlementaire a pris la parole et a commencé son discours, en français, par ces mots : « Monsieur le Général de Gaulle, nous vous devons des excuses. Vous aviez raison : l’autonomie et la souveraineté européenne avant tout. » J’ai trouvé ceci très amusant, très ironique aussi car les Danois ont longtemps été les moins europhiles avec les Britanniques puisqu’ils avaient voté contre Maastricht. L’épisode du Groenland a semble-t-il changé la donne. Mais j’ai évidemment ressenti un peu d’amertume… Car nous avons perdu beaucoup de temps en matière de défense. Personnellement, je pense que les deux mots clés de ces prochaines années vont être « compétitivité », nous venons d’en parler, et « sécurité ». C’est un peu différent du mot « défense » car moi je plaide pour la sécurité au sens large. Cela passe évidemment par une infrastructure de défense performante, mais aussi par l’indépendance énergétique, l’indépendance dans la connectivité, l’indépendance financière, avec un marché domestique fort. C’est la convergence de tous ces objectifs qui permettra à l’Europe de garantir sa propre sécurité.

Quels pays faudrait-il associer à ce marché commun de la défense ?

Je pense qu’il faut y intégrer les Britanniques, les Norvégiens, les Islandais… Je pense d’ailleurs que ce serait une bonne façon de réouvrir un nécessaire discours de coopération avec les Britanniques.

Enrico Letta fera une intervention consacrée à la transition technologique le 16 septembre à la Chambre de Commerce, dans le cadre de l’événement « It’s the economy, stupid ! » : informations et inscriptions 

1 En référence au célèbre slogan utilisé dans la campagne de Bill Clinton en 1992.

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