On parle beaucoup d’économie circulaire au Luxembourg, depuis de nombreuses années, dans le cadre de la diversification économique du pays et pour faire évoluer celle-ci vers un modèle plus vertueux. Où en est-on aujourd’hui ? Que manque-t-il pour accélérer la transformation de nos modèles linéaires en modèles (plus) circulaires ?
Au Luxembourg, incontestablement, les choses bougent, se mettent en place et de nombreuses initiatives visent à rendre l’économie plus circulaire. Il existe de plus en plus d’exemples d’entreprises qui intègrent la circularité dans leurs modèles d’affaires. Pour n’en citer que quelques unes, parlons de Polygone et ses containers modulaires, démontables et réutilisables ; ArcelorMittal et son système de récupération et de recyclage de l’acier ; Ceratizit qui atteint un taux de 90% de recyclage de ses outils en carbure avec un système de récupération performant ; ou encore Circu Li-ion, une startup désormais bien établie, qui propose le recyclage et la réutilisation de batteries. Mais au-delà de ces exemples porteurs, le pays produit encore beaucoup trop de déchets, dans l’absolu et en comparaison avec ses voisins. Or l’économie circulaire marche sur deux jambes : la régénération des ressources et la réduction des déchets. Ces deux jambes doivent fonctionner ensemble, la dynamique de l’une entrainant celle de l’autre.
Quelques chiffres suffisent à montrer que la marge de progression est importante du point de vue des déchets. Le jour du dépassement, date à laquelle l’humanité a consommé l’ensemble des ressources que la Terre peut reconstituer en une année, se situe au Luxembourg au 17 février, soit une situation plus alarmante que celle des pays voisins dont les performances sur cet indicateur ne sont pas très brillantes non plus : 27 mars pour la Belgique, 19 avril pour la France et 3 mai pour l’Allemagne. Selon les chiffres d’Eurostat, le compteur monte à plus de 700 kilos de déchets par personne et par an au Luxembourg alors que la moyenne européenne se situe autour de 500 kilos. Du côté des bonnes nouvelles, on peut citer la nette réduction de la quantité de déchets résiduels – ceux qui ne sont ni triés ni recyclés et sont donc incinérés – passés de 15.000 à 11.000 tonnes entre 2020 et 2023, selon l’administration de l’Environnement. Même si cette tendance est positive, il faut poursuivre l’amélioration car le chiffre demeure très élevé. Il existe des poches prioritaires d’action, là où les progrès sont les plus urgents. Dans le secteur de la construction par exemple, seuls 41% des déchets sont recyclés et seulement 5 à 10% sont réutilisés. Ces chiffres se situent dans la moyenne européenne mais il ne faut pas pour autant s’en satisfaire. Selon Jérôme Dierickx, directeur de TerraMatters, GIE créé en 2022 par le ministère de l’Économie et la Chambre de Commerce, « l’erreur trop souvent commise est de considérer la circularité sous l’angle exclusif de ses bénéfices pour l’environnement. Ceux-ci sont indéniables car la production de déchets pose un vrai problème environnemental mais il y a une question tout aussi importante. C’est celle de la souveraineté économique et de notre résilience industrielle. La raréfaction des minéraux critiques, la quasi-absence de matière premières en Europe et le climat géopolitique instable devraient nous encourager à beaucoup plus miser sur les matériaux déjà en circulation dans nos systèmes de production. D’une manière générale, il faudrait utiliser le plus possible de matières réutilisées en début de chaine de valeur pour épargner les ressources vierges et organiser la réutilisation en fin de chaine pour éviter la génération de nouveaux déchets. L’un des principaux problème est cependant que l’on ne connait pas suffisamment, quantitativement et qualitativement, les ressources en circulation ». Il conviendrait de créer des gisements de matériaux réutilisables dans divers domaines, matériaux de constructions, composants électroniques, textiles, terres rares etc. Et des systèmes de récupération pour les approvisionner. Pour cela le Luxembourg, seul, n’a pas la masse critique pour concevoir des circuits viables financièrement à sa seule échelle. C’est pourquoi il faut que la sphère politique se saisisse de cette thématique et noue des accords avec les pays voisins pour organiser des circuits de récupération et réinjecter des matériaux réutilisés dans les chaines de valeur. Cette collaboration doit s’organiser au minimum à l’échelle de la Grande Région.
Les déchets ne manquent pas mais la donnée est encore trop rare
Dès 2018, parmi les freins au développement de l’économie circulaire, le ministère de l’Économie a identifié l’absence de langage commun, partagé entre tous les intervenants susceptibles de travailler ensemble à l’émergence de chaines de valeurs circulaires. Cette lacune ayant un impact direct sur la bonne connaissance des ressources dont nous disposons dans les circuits de production, Jérôme Petry, Director Circular Economy and Clean Technologies au sein du ministère et l’ILNAS ont travaillé à l’établissement d’une norme ISO (ISO 59040), aussi connue sous les termes PCDS (Product Circularity Data Sheet), effective depuis février 2025, pour normer les termes utilisés par les différents acteurs. Ainsi, des mots comme « réparable » ou « compostable » signifient la même chose où que l’on se situe dans le process de fabrication /recyclage d’un produit/service. TerraMatters a pris le relais avec la création d’une plateforme permettant de créer des PCDS. Grâce à ce document, qui couvre l’ensemble de la chaine de valeur, la donnée suit le produit tout au long de son cycle de vie. Ces informations circulaires favorisent une meilleure gestion des produits dans leurs phases d’utilisation, permettant leur réparation, amélioration ou en fin de vie pour pouvoir mieux les recycler ou les réutiliser. La norme ISO 59040 est en quelque sorte « le premier langage universellement compréhensible en matière d’économie circulaire », selon Jérôme Dierickx.
Profil des entreprises utilisatrices de la plateforme TerraMatters
- 50 % d’entreprises industrielles, de la startup à la grosse PME
- 50% de consultants
- Le secteur le plus représenté est la construction; de plus en plus d’entreprises de textile et d’électronique
- Environ 20% des entreprises utilisatrices sont luxembourgeoises
- Beaucoup d’entreprises d’Europe (Belgique, France, Pays-bas, Allemagne)
- Quelques clients en Asie, précurseurs en matière d’éco-conception
La plateforme Terra Matters permet de créer, échanger et authentifier des PCDS. Son utilisation représente un gain de temps énorme pour les entreprises qui n’ont pas à décrypter elles-mêmes les exigences de la norme. Ce travail a été fait en amont, la norme ayant été traduite en questions fermées simples, spécialement conçues pour préserver les secrets de fabrication des entreprises utilisatrices.
Étapes pour réaliser une PCDS
- Créer un compte (5 à 10 min)
- Sélectionner un produit, soit déjà vertueux pour certifier cette caractéristique, soit un produit améliorable
- Réunir la documentation technique disponible (nomenclatures, factures d’achats, etc.)
- Réunir quelques experts pour leur support technique (ingénieurs, designers, opérateur de ligne de production…)
- Prévoir une à deux heures pour répondre aux 150 questions du formulaire
Le processus est itératif et peut être complété en plusieurs fois. Le livrable est un pdf ou un format digital intégrable à un ERP ou à une plateforme de reporting.
La plateforme représente aussi un gain de temps pour les acheteurs BtoB qui ont ainsi accès à des informations leur garantissant l’achat de produits vertueux, grâce à un moteur de recherche qui les aident dans la navigation.
« À ce stade, établir une PCDS relève de la bonne volonté de chaque entreprise. Pour la suite, nous travaillons activement à établir des passerelles avec certaines réglementations en préparation pour le respect desquelles les PCDS pourront grandement faciliter la tâche des entreprises », précise Jérôme Dierickx. L’utilisation de la plateforme TerraMatters est gratuite, le but étant de générer le plus rapidement possible une masse critique de données. Les entreprises qui souhaitent accéder à des fonctionnalités plus avancées peuvent le faire sur abonnement annuel allant de 250 à 1.000 euros. La prochaine étape du projet consistera à enrichir la plateforme de fonctionnalités lui permettant de dialoguer avec d’autres plateformes et notamment celle qui délivrera les passeports digitaux des produits, qui seront rendus obligatoires dès 2027 par une réglementation européenne.
3 questions à Jeff Mangers , co-fondateur et CEO, CRAB Traceability System
Pouvez-vous nous présenter l’outil mis au point par CRAB pour aider à faire les meilleurs choix dans la conception circulaire des produits et emballages ?
Notre outil se concentre sur l’analyse automatique de différents flux de déchets avec des systèmes de caméras mobiles associées à de l’IA développées en interne (brevet en cours) pour mieux comprendre quels types et quelles quantités de ressources se trouvent encore dans ces flux, et ainsi prendre de meilleures décisions à plusieurs stades de la chaine de valeur d’un produit.
Pour un fabricant d’emballages, cela peut se traduire par une amélioration dès la conception, pour une entreprise de tri ou de recyclage, par une modification de ses processus ou encore, pour les communes et les gouvernements, par des changements dans leurs réglementations en matière de déchets, leur communication ou leurs stratégies de collecte.
Quels clients ciblez-vous ?
Nos principaux clients sont les installations de tri et de recyclage, mais nous proposons également nos services aux communes et à l’administration centrale, qui peuvent ainsi prendre de meilleures décisions grâce à un bon volume de données et à une meilleure compréhension de la composition de leurs déchets. Cela peut permettre de mieux prendre en charge les déchets résiduels, les dépôts sauvages ou les déchets encombrants.
Comment souhaitez-vous faire évoluer votre offre à moyen terme ?
Notre dispositif en cours d’obtention d’un brevet devrait beaucoup intéresser les communes et nos autres clients. Il s’agit d’une caméra ultra légère, très simple à utiliser et qui sera capable d’analyser tout type de déchets car reliée à une banque de donnée alimentée par une IA. Ces informations précieuses pourront être utilisées pour agir concrètement pour un meilleur recyclage, voire une réutilisation de certaines ressources.
D’autres développements sont en cours, notamment grâce à un contact que nous avons noué au salon Change Now avec une startup française spécialisée dans l’analyse du flux des déchets générés par les grandes surfaces de distribution. Et nous sommes en discussion avec CSFN pour les aider à mieux connaitre la composition des déchets ramassés dans le cadre de leurs opérations de nettoyage de l’environnement.